Vendredi 3 août 1990
Me voici cette fois sur le «Camino Francés», le chemin de Santiago espagnol, entre Roncesvalles et Burguete. Il est 7h30, je suis assis dans l’herbe, sous les arbres. Chemin très fréquenté, propre, agréable. Marchent devant moi deux jeunes espagnols qui sont partis hier de Saint-Jean-Pied-de-Port et qui sont arrivés peu après 20 heures à Roncesvalles alors que j’étais déjà dans le dortoir. Le Père hôte m’avait accueilli avec beaucoup de sympathie, tenant à me montrer lui-même les lieux caractéristiques de cette ancienne abbaye.
De la fenêtre de mon dortoir situé dans la partie la plus vieille du monastère, je voyais le porche de l’église sur le côté de la grande cour et les communs, imaginant sans peine la vie des moines hospitaliers à l’époque où les pèlerins fatigués, blessés ou malades venaient leur demander asile.
Il ne reste aujourd’hui que quelques moines qui, pour le bonheur des pèlerins actuels, maintiennent fidèlement la tradition de bienveillante hospitalité. Ils étaient une dizaine, hier soir, en somptueuse tenue de cérémonie blanche à parements verts, autour de l’autel pour célébrer la messe de 8 heures à laquelle j’ai assisté quelques instants.
Ces lieux cependant n’ont pas la majesté simple ni la sobre grandeur d’une abbatiale de Conques ou d’une abbaye de La Bussière. Roncesvalles n’existe que parce que c’est le point de départ «del camino de los peregrinos de Santiago de Compostela». Les touristes ne s’y arrêtent que rapidement avant de rejoindre Pampelune, mais les pèlerins sont contents d’y trouver un refuge pour la nuit. Les quelques beaux témoignages du passé sont malheureusement assez mal présentés.
Premier levé, je suis parti d’assez bonne heure de façon à pouvoir éventuellement dépasser Zubiri, «primero refugio» et m’arrêter à celui de Larrasoaña, 4 km plus loin. Cela me permettrait d’arriver plus tôt à Pamplona et d’avoir le temps de m’y arrêter avant de rejoindre Danielle chez Maribel Roncal qui tient un gîte privé confortable que m’a conseillé Mme Debril à Saint-Jean.
En Espagne, les limaces sont toutes noires, du moins celles que j’ai vues, alors qu’en France elles sont généralement café au lait. Raison climatique ou ethnique, je ne sais pas.
Je vais me mettre sérieusement à éplucher mon dictionnaire franco-espagnol car mon vocabulaire est plutôt restreint. Mais avec le peu de français des espagnols et le peu de mon espagnol, on devrait arriver à se comprendre.
Je n’ai pas pris assez d’argent espagnol à Saint-Jean. Il faudra que j’en rachète à Pamplona, car la nourriture, sans être chère, me fera tout de même dépenser quelque 500 Pts par repas, sans parler du reste. Avec mes 20000 Pts je n’irai pas très loin.
Ils ont tous de grands bâtons ces pèlerins espagnols et une coquille bien en vue accrochée à leur sac. Un groupe très organisé a même une voiture d’accompagnement à sa disposition, pour leur ravitaillement et d’éventuels soins en cours de route. Pour beaucoup d’entre eux ce pèlerinage a plus l’allure d’un rallye ou d’une grande randonnée.
L’abbaye de Roncesvalles avait tout de même beaucoup de charme. Peu restaurée, très fruste, sans sculptures ni bas-reliefs, aux pavés de galets plantés de champ et composant des dessins de fleurs ou d’étoiles, très inégaux. Le déambulatoire du cloître que j’ai pu parcourir seul un instant, m’a beaucoup plu. Au centre un petit jardin simplement planté d’herbe et une fontaine en son milieu.
Me v’là d’jà à Burguete.
Je viens de dépasser le premier pèlerin qui était parti devant moi ce matin ; il a déposé son sac et s’est assis sur une marche. Toutes ces maisons aux volets verts ou roses, au toit à quatre pans identiques ont de l’allure avec leur balcon fleuri et leur porche à l’ancienne. Elles ont un air très coquet. Dommage que l’église romane soit fermée, mais vue de l’extérieur, elle n’a pas l’air de présenter grand intérêt.
Les deux jeunes espagnols d’hier soir qui m’ont un peu parlé – l’un d’eux parle français, appris en Belgique – sont maintenant devant moi. Ils marchent très vite.
Il fait beau, la journée s’annonce chaude, mais pour l’instant il fait encore assez frais, car le soleil est bien pâle à l’horizon et un peu de brume s’échappe des bas-fonds. Il y a peu de voitures sur la route que nous empruntons pour l’instant.
Je me sentais un peu perdu hier en arrivant à l’abbaye parmi tous ces espagnols, car j’avais pris mes habitudes en terre française, alors que là, en Ibérie tout à coup, je ne m’y retrouvais plus. Mais ça s’est finalement passé comme dans n’importe quel gîte d’étape. Les marcheurs espagnols sont même moins regardants mais plus bruyants et désordonnés.
Finalement, tout s’est donc bien passé et ce matin déjà, je me sens plus à l’aise ; avec quelques mots d’espagnol en plus, tout devrait bien aller.
On compte généralement 26 jours depuis Roncesvalles pour atteindre Santiago de Compostela, sans compter quelques arrêts d’une journée, à Pamplona, Burgos, León, etc. À chaque étape, la «credencial del peregrino» qui m’a été délivrée cérémonieusement par Mme Debril à Saint-Jean est présentée à l’église ou à la mairie qui aussitôt nous accorde les avantages offerts aux pèlerins attitrés.
Mme Debril m’avait dit pis que pendre du guide de l’abbé Bernès et carrément conseillé de le jeter au feu et de le remplacer par le guide espagnol que j’ai pu consulter hier à Roncesvalles auprès de l’un de mes compagnons d’étape, mais que je ne trouve finalement pas terrible. Les plans sont certes plus détaillés mais sans indication de relief ni d’échelle, et très stéréotypés. Les itinéraires sont parfois différents mais comme le chemin est bien marqué, je ne vois pas la nécessité de l’acheter pour l’instant. Autre inconvénient : il est en espagnol alors que le mien est en français !
Des vaches et des cloches au bord de la route toute droite, un peu monotone, bordée de petits arbres et de frênes. «Alors mes vaches espagnoles, cómo están ? Toi tu me regardes comme un étranger, aurais-tu de mauvaises intentions ?» Je ne suis pas très tranquille car on dit ici que si les pèlerins ont de grands bâtons, ce n’est pas seulement pour les chiens mais aussi pour les vaches. De toutes façons, si l’une d’elles me chargeait, avec ou sans bourdon, que pourrais-je faire ? Mieux vaudrait lui présenter mon sac à encorner plutôt que ma cuisse. Avec de bons réflexes et mon mouchoir, je pourrais même tenter une passe de torero.
Cette fois la limace est brune, mais plus petite et plus jeune, d’où une autre hypothèse : la couleur des limaces dépend de leur âge…
On enveloppe maintenant les balles de foin fraîchement récolté – je l’ai aussi vu en France – dans des sacs plastiques noirs qui leur donnent l’air de larges barils en dépôt, bien entassés le long du champ. Ils resteront là jusqu’à épuisement tout l’hiver.
Le bétail par ici serait-il sauvage ? Je lis : «Carretera particular del consejo de Espinal. Peligro zona ganadera». Et c’est le chemin que je viens d’emprunter, heureusement que je n’ai pas rencontré de taureau !
Bon j’avais perdu momentanément le bon chemin mais je l’ai retrouvé. Mon guide donne un itinéraire complètement différent, passant à gauche de la route alors que le sentier marqué de flèches jaunes et de bandes blanches et rouges – encore le GR65 – passe à droite, évitant tous les lacets de la descente du col à travers la forêt.
Je marche pour l’instant au bord d’un champ de bruyère fleurie, juste au-dessus de la route, donc sans les voitures. Si les grandes routes de France étaient doublées de sentiers pédestres comme celui-ci, quel bonheur ce serait pour les piétons !
Finalement, j’ai bien fait de faire ce pèlerinage maintenant car même s’il y a plus de monde sur les routes et dans les refuges, les sentiers sont mieux marqués, ne serait-ce que par les empreintes de pas de ceux qui m’ont précédé, ou par les fougères, ronces et herbes foulées qui m’indiquent le passage. Car des flèches jaunes, il n’y en a pas toujours, et il m’arrive parfois de les perdre.
J’ai d’ailleurs perdu tous mes compagnons de route de ce matin et ceux rencontrés à Espinal et qui ont dû partir peu après moi. Je ne sais pas s’ils sont devant ou derrière moi mais peu m’importe puisque je suis sur le bon chemin. D’ailleurs, à 5 minutes près, on peut très bien ne jamais se rencontrer. De tous les marcheurs partis ce matin de Roncesvalles, je suis le seul à avoir pris un petit déjeuner. Il se peut donc que les autres se soient arrêtés à Burguete ou à Espinal pour manger quelque chose.
Le petit déjeuner tout préparé bien enveloppé dans du papier alu étanche assez rigide une fois déplié pour que l’emballage servant de récipient tienne tout seul sur la table, ne m’a pas convaincu. Il faudra que je le dise à Jérôme : c’était une bouillie informe de flocons d’avoine avec quelques raisins qui se couraient après et un peu de chocolat, me semble-t-il. J’ai de beaucoup préféré le café au lait et le dernier morceau de pain qui me restait, avec le fond d’un petit pot de miel que je trimballais depuis le Banquet. Je suis donc paré pour la matinée avec toutes les vitamines ingurgitées.
Quant à la longue gourde souple que Jérôme m’a envoyée, je ne sais pas encore comment je vais l’installer. Elle est certainement plus pratique que la mienne, rigide et ne contenant que 60 cl d’eau. Celle-ci doit en contenir 3 ou 4 fois plus et peut se fixer à la ceinture, mais comme elle est très longue, elle risque de me battre les flancs. Je verrai ça au gîte de Cizur Menor quand je me préparerai à partir pour quelques étapes avec Danielle, qui normalement doit me rejoindre samedi soir.
Dommage qu’elle ne soit pas venue avec moi depuis Saint-Jean, la vue était superbe depuis les crêtes et la traversée des Pyrénées spectaculaire. Mais peut-être cette première étape aurait-t-elle été trop dure pour elle, sans entraînement : 28 km de montées et descentes ininterrompues, ça fait beaucoup pour commencer. À partir de Pamplona, ce sera plus facile, c’est plus plat et je crois que les étapes ne sont pas trop longues au début.
Il faut que je fasse attention, car quand je me mets à parler un peu trop dans mon dictaphone, je ne regarde plus ce qui se passe autour de moi, ce qui me faire courir le risque de prendre un chemin de traverse et de me perdre. Ensuite, pour retrouver le bon itinéraire, bonjour les dégâts à travers les taillis !
C’est un très ancien chemin empierré que je descends en ce moment et qui va bientôt rejoindre la route goudronnée. Chemin millénaire, emprunté par tant de pèlerins avant moi, raviné par les eaux, aux pierres usées par les roues des charrettes et les souliers des passants, il pourrait en raconter des histoires et y ajouter la mienne, d’autant que je parle à haute voix.
Ah ça, les bouses de vaches dans les rues ne manquent pas à Viscarret !
En dehors du bourdon, cher aux pèlerins espagnols, il existe des parasols spécialement faits pour eux, rouges et marqués «Camino de Santiago de Compostera», parfois offerts – en indulgence ? – à quelque privilégié au teint pâle, comme celui de mon compagnon rencontré avec son copain en train de manger du pain et du saucisson – pas mauvais ma foi – sur les marches du Temple, à Viscarret. Serait-ce que le soleil va taper fort bientôt ?
Bêlements, clochettes, cris d’appel. Un berger conduit de loin son troupeau. Une petite musaraigne échappée du giron maternel traverse difficilement le chemin pour aller s’abriter dans les hautes herbes, loin de sa mère inquiète, peut-être perdue elle aussi.
C’est un joli chemin bordé de buis sous les sapins et les chênes, avec ça et là de très anciennes bornes témoignant d’un vieux passé pèlerin.
L’équipe de cyclistes avec leur voiture-balai rencontrée à Roncesvalles n’a pas l’air d’aller beaucoup plus vite que moi, bien qu’ils prennent eux aussi les raccourcis de terre. Je les ai rencontrés tout à l’heure sur le bord de la route qui faisaient la pause. Bon, ils viennent de me redépasser mais jusqu’où iront-ils ? Avec leurs deux roues et sans gros bagage, ils devraient aller plus vite que moi.
Au fait, je trouve mon sac bien lourd. Il doit faire plus de 12 kilos, c’est sûr. Avec les provisions que j’y ai mises, un demi-kilo de semoule par-ci, quelques centaines de grammes de lait en poudre par-là, une ou deux boites de conserve et des bricoles, plus toute la paperasse, ça fait bien 3 kilos en plus.
Je crois que je vais me débarrasser de mon pyjama thermolactyl, bien qu’il ne soit pas très lourd, mais je ne l’emploie plus. Quant à mon pull, il est maintenant tout au fond de mon sac, mais je le garde encore un peu, par précaution. Le blue-jean, je pourrais m’en passer car je suis toujours en short, mais sait-on jamais ? Pour le reste, je ne vois pas ce que je pourrais encore enlever.
Ce sentier est vraiment merveilleux, il domine la plaine et un village dont j’aperçois le clocher de temps en temps entre les arbres à ma gauche. Je traverse maintenant une forêt de hêtres, toujours à l’ombre sur le chemin un peu moins caillouteux car les feuilles mortes ont formé un tapis moelleux qu’apprécient mes pieds sensibles. Avec les semelles souples de mes chaussures de sport, je sens la moindre aspérité. Certes plus confortables, mais combien plus fragiles et moins imperméables aux bosses et à l’eau que nos bons vieux brodequins de montagne.
Ça monte un peu, je souffle, c’est bientôt l’heure de la pause.
Avez-vous remarqué les jeux de lumière des rayons du soleil s’infiltrant à travers le feuillage d’une forêt de hêtres ? Les mouvements fugaces de lumière, les jeux d’ombre et de soleil forment sur le chemin des dessins incongrus et entre les branches un patchwork de vert, de bleu et de gris. L’air doré est consistant et les rayons lumineux, précis comme des fils de poussière jaune tendus entre les arbres, vous ouvrent des voies inédites. On est soi-même ombre et lumière arlequinées.
La pause, après une ou deux de marche, est devenu un rite minutieux suivi avec ordre et méthode : d’abord et avant tout, enlever le sac et le poser debout, si possible contre un support, les poches extérieures face à soi. Puis on enlève la casquette et le tee-shirt que l’on met à sécher au soleil. Ensuite, délaçage des souliers, ce qui implique un endroit surélevé afin d’y poser son cul pour ne pas se casser le dos en se baissant trop bas lorsque qu’on est debout, ou se briser les genoux lorsqu’on est assis par terre – et risquer dans ce dernier cas de ne plus pouvoir se relever. Enfin, chaussettes à l’air, doigts de pieds en éventail, goûter les délices d’un premier soupir d’aise et boire la première gorgée d’eau, la meilleure, celle qu’on a attendu tout au long de sa soif. Après cette première et somptueuse détente, vaquer dans le désordre au gré des envies successives spontanément manifestées Se rouler une cigarette, par exemple, donne le temps d’aligner sa respiration haletante sur les bouffées exhalées béatement comme un vieux sioux sage en paix. Ou se préparer minutieusement le sandwich alléchant dont la lente élaboration ouvre opportunément les vannes gastriques d’un appétit en folie. Après le salé, rien de tel qu’un morceau de chocolat et un biscuit en réserve de calories et enfin une longue rasade d’eau bue à la régalade jusqu’à plus soif.
Si l’on a eu la chance de trouver un cours d’eau pour sa halte, c’est alors les pieds dans le courant et la gourde au frais qu’on enregistre un à un les plaisirs du repos bien mérité. La boisson chaude préparée sur le réchaud déplié à l’abri du vent n’est offerte qu’en prime, pour les cas graves – grande fatigue, froid, humeur chagrine.
Il reste une chose importante à faire avant de refaire à l’envers le rite qu’on vient d’accomplir : s’assurer du chemin suivi et vérifier sur la carte les coordonnées de sa situation, avec au besoin un coup d’œil critique sur le topo-guide.
Et tout ça en un quart d’heure, mais plus souvent en deux…
Cette vieille maison indiquée sur mon guide comme ayant servi jadis de lieu de repos aux pèlerins m’a tout l’air d’être devenue une étable. Oui, un bruit de cloche intérieure me dit que plutôt que d’aller brouter au soleil, nos ruminantes ont préféré s’allonger à l’ombre sur la paille.
Zubiri, là en bas, avec ses toits rouges et ses murs blancs et, un peu plus loin, ce que j’avais vu en premier, d’énormes bâtiments de béton, une usine, une gravière, une carrière bruyante, avec sa cheminée, ses monticules de sable, ses mécaniques ; quelque chose qui n’existait certainement pas au temps des pèlerins et qui n’a rien de roman !
Le chemin qui descend est raide et il ne s’agit pas de faire un faux pas, ce serait la catastrophe. On se croirait sur le GR20. En tout cas, je suis bien content d’arriver, il fait bougrement chaud et j’ai grand soif. Cette fois, je me suis bien planté, sur cette crête forestière, sans chemin, les jambes sanguinolentes, pour avoir voulu passer à tout prix par des endroits impossibles, non marqués, non passés, juste au-dessus de la carrière que je voulais éviter, mais trop à l’Ouest. Devant moi, un profond ravin infranchissable et, de l’autre côté, une grande crête boisée. Question : longer la crête d’où je suis pour rejoindre celle d’en face par un long détour sans chemin, ou descendre carrément sur la route droit devant moi et tant bien que mal ? Je crois que je vais opter pour cette dernière solution, quitte à m’égratigner un peu plus. C’est plus court et plus sûr. Tant pis pour la forêt.
Les trois verres de bière à demi remplis et les trois maigres rondelles de saucisson pris dans un bar de Zubiri – que j’ai eu du mal à trouver car on y entre par une porte de maison ordinaire – ont dû perturber mon sens de l’orientation.
Finalement, je me suis retrouvé au bord d’une charmante rivière qui m’a lavé de toutes mes balafres, a rafraîchi mes pieds meurtris et baigné maternellement les malheurs de mon imprudence.
Je m’attendais à un café sympa sur une petite place, ce fut un bar au bord de la grand’route. Mais quelle paix sereine, quelle ombre bienfaisante dans cet antre sombre et frais protégé de la chaude lumière du dehors par une porte et un rideau à l’épreuve de l’enfer ! Son gardien, à moitié endormi devant un poste de télévision en sourdine, ne sembla guère cependant apprécier mon entrée tonitruante sac au dos et bâton à la main. Il me servit une bière de mauvaise grâce, plus chère qu’ailleurs, à cause de l’ambiance peut-être. Somnambule fatigué, il avait l’air d’être là parce qu’il devait y être, et moins il avait de clients, plus il devait être heureux, libre de zapper mollement sur sa télécommande.
C’est l’heure de la sieste, bien peu de gens sont dehors. Il faut être un fou de pèlerin ou d’étranger – ou les deux – pour faire ce que je fais. J’ai bu une bière et je suis reparti. Je crois que cette fois, je n’en ai plus pour très longtemps, je vois des maisons à l’horizon, mais le soleil d’Espagne tape dur sur le goudron. Ici, l’après-midi, c’est l’Afrique.
Je finirai bien par arriver à Larrasoaña où il y a, paraît-il, un gîte d’étape municipal. Mais comment dit-on déjà «mairie» en espagnol ? Il va falloir que je me constitue un lexique de mots et d’expressions à employer d’urgence.
Devant moi, en sens inverse, torse nu et mini short, une serviette sur la tête sans rien dans les mains ni sur le dos, où peut-il bien aller cet extra-terrestre ? Au bar d’où je viens peut-être ?
Me voilà déjà à Larrasoaña. Il est encore tôt, je risque de ne trouver personne à cette heure-ci. «Camino de Santiago, Larrasoaña hospital medieval. Santiago 760 km». C’est bon à savoir.
«Lo refugio, lo que ? … «et nia nia nia, c’est le maire qui m’a reçu, je n’avais pas besoin de lui parler pour qu’il sache ce que je voulais. Il m’a conduit au dortoir des pèlerins, une ancienne école, sans douche pour l’instant, mais en cours d’aménagement. Je suis le premier arrivé. Les trois autres rencontrés à Roncesvalles arriveront une heure plus tard.
Profitant de mon avance, je me suis lavé et reposé, mais je dois maintenant attendre jusqu’à 9 heures au moins pour dîner dans le bistro-cantine à côté du dortoir.
En attendant, le Maire nous a donné toutes sortes d’informations, en espagnol accéléré dont je n’ai pas compris la moitié et les deux allemands avec moi le quart. J’ai tout de même pu avoir la liste des gîtes de toute la Navarre et un plan de Pamplona. Mais il m’annonça une mauvaise nouvelle : celui de Madame Roncal à Cizur Menor sera rempli de pèlerins demain soir. Je me suis dépêché de lui téléphoner et très gentiment – et en français, ouf ! – elle me dit : «Ne vous inquiétez pas, venez, je vous trouverai quelque chose pour demain soir». Bon, Danielle aura un lit pour sa première nuit de pèlerinage. Mais il faudra que je fasse des courses à Pamplona avant 13h30 demain car il n’y a pas de magasins à Cizur Menor et tout est fermé le samedi après-midi.