Samedi 4 août 1990
Sept heures du matin, sur le chemin de Pamplona. Aujourd’hui, je suis l’itinéraire fléché en jaune, en espérant ne pas me perdre car je dois arriver à Pamplona avant la fermeture des magasins.
J’ai passé une bonne nuit et me suis levé le premier, à 6 heures, les autres commençant juste à se réveiller quand je suis parti, après un bon café. Mon réchaud à gaz m’aura été bien utile tout au long de mon voyage. Grâce à lui, je peux en 5 minutes me faire bouillir de l’eau et préparer un thé ou un café sur le pouce. Je pourrais difficilement m’en passer.
Je monte en direction d’un village dont l’aspect fortifié me fait croire que je suis un pèlerin d’antan parcourant le chemin des étoiles. Tout dort encore, même les chiens semblent ne pas vouloir se réveiller au passage des piétons. Peut-être en ont-ils trop l’habitude.
Le GR65 vient donc jusqu’ici ? J’en vois encore les marques rouges et blanches de temps en temps.
J’ai trouvé que notre repas d’hier soir était un peu cher, après ce que m’avait dit mon compagnon de route espagnol avant-hier. D’après lui, un «menú del día» coûte entre 400 et 500 Pts, vin compris. Or; nous avons eu, les deux allemands, l’espagnol et moi, le même menu : frites, jambon à la sauce tomate, deux œufs sur le plat plus salade plus deux verres de bière et deux verres de vin et encore une bouteille de vin ordinaire mais assez bon, puis pour finir un seul café – pour moi – le tout servi avec beaucoup de lenteur, pour 3700 Pts à diviser par 4, soit à peu près 900 Pts par personne. Vous me direz que ça ne fait guère plus de 40 Frs. On n’aurait certainement pas mangé tout ça – ni bu autant – pour ce prix en France. Mais à ce train-là, mes billets de 1000 Pts filent vite, je dois faire attention.
Dans le restaurant où nous dînions, il y avait un gamin de l’âge de Jean, peut-être même plus jeune. Peut-être à cause de ma barbe blanche naissante – son père en portait une aussi, mais bien plus noire était la sienne –, il me regardait avec attention et, chaque fois qu’il passait derrière moi, me grattouillait du doigt puis courait se cacher derrière le comptoir d’où il me faisait ensuite des signes de connivence. Et si je le regardais, alors il riait tout content d’avoir attiré mon attention. Et le manège recommençait. Mais jamais il ne se décida à s’approcher de moi. Nous nous étions seulement reconnus de loin, le plus jeune à peine venu au monde et le plus vieux qui le quitterai bientôt, par cette mystérieuse alchimie rapprochant deux êtres sur le cercle de la vie, l’un et l’autre plus près que les autres puisque juste après et juste avant le néant.
Dans la forêt encore sombre à cette heure-ci, j’entends les voitures en contrebas, sur la route goudronnée. Je me sens tellement mieux loin d’elles.
Le chemin de Compostelle en Espagne est bien respecté et il est bien entretenu, de façon à ce que les pèlerins puissent le suivre sans mal. Leur guide est d’ailleurs très détaillé, à la centaine de mètres près et les «refugios» sont tous très bien indiqués et tenus par des responsables chargés de nous accueillir après avoir appliqué sur notre credencial le «sello» traditionnel du lieu, qui attestera de notre passage. Les hôtes ou hôtesses de ces centres d’accueil sont tout prêts à vous aider et à vous informer.
Le jeune espagnol avec qui j’ai dîné hier soir en présence des deux allemands vient de Madrid. C’est son premier pèlerinage mais il m’a bien aidé en me réexpliquant lentement les explications qu’on nous avait données ou en répondant à mes questions. Peu bavard, comme un vrai pèlerin. Chacun suit son chemin, son projet, son idéal et garde pour lui ses sentiments, qu’on n’exprime que rarement et pudiquement à ceux qui ont gagné notre confiance.
En quelques heures de rencontre le soir en fin d’étape ou le matin avant de repartir, on ne peut pas bien sûr entrouvrir largement nos portes sur autrui.