70. L'itinérant (suite)

Lundi 28 mai 1990

C’était la fête au village tout à l’heure : je me suis bien diverti à regarder ces énormes tracteurs fleuris de papillotes, imitant les chars de carnaval d’antan, qui eux étaient tirés par des chevaux. Les outils de travail actuels vont plus vite que la mentalité de ceux qui les utilisent.

Il ne reste plus guère que quelques tribus indiennes d’Amérique du Sud (j’en ai rencontré une sur les bords du Maroni) qui délibérément refusent nos progrès techniques, préférant vivre à l’ancienne plutôt que d’adhérer au système économico social environnant. Les Galibis de Mana en Guyane et Surinam, restent des chasseurs-cueilleurs-pêcheurs ayant besoin d’un grand espace car ils aiment changer d’endroit, comme faisaient leurs ancêtres. Ils n’ont encore accepté de notre société contemporaine que quelques ustensiles de cuisine, une radio éventuellement et … l’alcool. Ils ne cherchent pas à gagner beaucoup d’argent, ils ne sont pas complètement endormis sur leur passé ; comme les Quechuas du Pérou qui m’étaient apparus en 1977 comme de véritables momies vivantes, attablées dans les bars devant leur bière et mâchant leurs feuilles de coca. Les Galibis, eux, semblent heureux de vivre et d’être comme ils sont. Ils n’apprécient guère notre système communautaire et n’envient pas ses objets de désir.

Les pauvres qui ne cherchent pas à ne plus être pauvres sont rares. Pour presque tous, l’argent est vraiment considéré comme le moyen réel le plus efficace –le seul même – permettant de satisfaire ses rêves, du moins le pensent-ils. Sans argent, l’homme d’aujourd’hui se voit dépourvu des moyens essentiels d’existence. Ainsi mon itinérant de l’autre jour : toute sa vie quotidienne et toute son existence profonde étaient déterminées ex abrupto par l’argent. Il était bien placé pour savoir, lui, que sa liberté dépendait essentiellement, dans l’immédiat, de quelques pièces de monnaie, d’où qu’elles viennent.

Moi-même, dans un restaurant, un magasin, devant des gendarmes, aux toilettes publiques, si je ne montre pas que j’ai un peu d’argent (la carte bleue est un bon passeport pour franchir la frontière des méfiants riches) la plupart des gens me regarderaient de travers. Et mon habit, qui ne fait pas le moine pèlerin, n’attire ni complaisance, ni compassion. Sauf les quelques-uns qui par nature ou par charité restent à l’affût du déshérité.

Christian – c’est le nom de mon itinérant – va sur les routes sans beaucoup s’arrêter quelque part, toujours à la merci d’un contrôle d’identité, obligé de faire viser chaque trimestre son carnet de SDF, soumis à la vie des autres qu’il ne partage pas. Le type même de marginal forcené.

Il était à l’assistance publique, adopté à l’âge de deux ans par une famille de mineurs du Nord qu’il considérait comme ses vrais parents, mais il les perdit dans des circonstances tragiques. Il fut plus tard CRS. C’est en revenant chez lui qu’il découvrit le décès criminel de sa «maman» et de sa demi-sœur, sa «petite reine» comme il l’appelait, et de leur chien, tous les trois assassinés par des voleurs qui furent arrêtés plus tard et sont encore en train de purger leur peine de prison.

À partir de ce moment-là, Christian perd complètement le contrôle de lui-même, ses chefs lui conseillent de prendre du repos puis l’envoient dans un autre service. Mais rien n’y fait. Il reste bloqué sur sa vision intolérable, il n’a qu’une idée en tête : se venger. Il y pense encore, car il sait que les meurtriers vont bientôt être libérés, il n’a pas cessé de m’en parler. Il m’a raconté bien d’autres choses encore : sa vie de CRS, ses interpellations parmi les prostituées de Sénart, quand il était à Compiègne, m’avouant que même sans le drame qui bouscula sa vie, il ne serait pas resté toujours policier. «Ce n’était pas un métier pour moi» disait-il. Sous des aspects parfois violents, c’était un homme au cœur d’or, sentimental, pleurant parfois en évoquant certains souvenirs, en particulier quand il me parlait de sa mère adoptive. Je ne fus pas spécialement fraternel avec lui… (cf. L’itinérant)

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